Je suis restauratrice…
Malheureusement je suis devenue restauratrice en janvier 2020, suite à un changement de vie et de carrière. Avec mon associé nous avons repris un hôtel, restaurant, bar, tabac, et accessoirement le dernier commerce, d’un village de 130 habitants dans les Alpes de Haute Provence. Nous avons ouvert le 27 février 2020 pour refermer, comme les autres, le 15 mars 2020. Et depuis nous nous adaptons. Nous nous adaptons aux directives qu’on nous demande d’appliquer, nous nous adaptons aux règles qu’on nous demande de suivre, aux ouvertures, aux fermetures, au port du masque, aux distances à respecter, au comptoir fermé. Nous expliquons régulièrement à nos clients le pourquoi du comment, que nous ne connaissons pas toujours et que nous ne comprenons jamais. Nous faisons face à leur incompréhension, à leur colère parfois, mais aussi heureusement à leur soutien.
Aujourd’hui je me demande comment nous allons nous adapter et surtout si nous allons réussir à le faire. Depuis le début de cette crise, j’ai le sentiment que l’on nous met dans une position qui n’est pas la nôtre.
Je ne suis derrière un comptoir que depuis quelques mois, mais mes journées sont souvent les mêmes. J’ouvre à 6h45 pour les premiers cafés du matin : les parents qui déposent leurs enfants au bus scolaire, les premiers travailleurs qui prennent un café avant de partir. Ils se retrouvent, se saluent, discutent, chacun payant sa tournée de cafés. Puis arrivent les premiers retraités, ils viennent chercher leur pain, sont contents de se rencontrer, prennent un café, discutent, rient.
Je dis souvent qu’on est le seul bar de France où les gens se battent pour payer le café. Chaque matin c’est le même rituel, chaque matin ils se battent pour savoir à qui le tour de payer. Chaque matin ils se pressent pour me dire que celle-là de tournée de café c’est la leur.
Je les connais tous par leurs prénoms, je les tutoie, je connais leurs familles, leurs habitudes, leurs horaires. Je m’inquiète quand l’un d’eux ne vient pas de quelques jours. Je suis restauratrice (ou barman) mais je suis plus que ça. Notre bar est le seul lieu de vie du village, le seul qui reste, celui qui permet aux habitants de se rencontrer, de se parler, de garder un lien social. Pendant le premier confinement, ils se cherchaient, ils s’attendaient, et ils ne comprenaient pas pourquoi nous restions ouverts pour le tabac mais pas pour leurs cafés, leurs discussions, leurs moments de partage.
Ce qui nous attend en août m’effraie, je n’arrive pas à accepter la position que l’on me demande, encore une fois, d’endosser. Je vais devoir demander à Thomas, Sébastien, Michel ou Françoise de justifier leur droit d’entrer dans notre bar, dans leur bar. Je vais devoir expliquer à la moitié d’entre eux au moins que non ils ne pourront plus y rentrer, et qu’ils ne pourront plus se battre pour payer le café. Je vais les voir repartir chez eux, sans pouvoir échanger entre eux, tristes de ces moments qu’ils ne partagent pas.
Je suis restauratrice, mais aujourd’hui ce métier n’a plus rien de ce qui m’a fait le choisir il y a quelques mois.
Alexandra PIZZO